Chapitre 6

   

A la satisfaction de Dag, Faon somnola encore après le déjeuner. Bien, laissons-la dormir et compenser sa perte de sang. Il avait assez de pratique pour évaluer les quantités de sang perdu sur ses vêtements. Lorsqu'il multipliait ce volume par deux, puisqu'elle faisait à peu près la moitié de la taille de la plupart des hommes qu'il avait soignés, il était vraiment heureux que l'hémorragie ait ralenti.

En rentrant à la maison après être allé voir la jument baie qui paissait tranquillement dans le pâturage dont il avait réparé la barrière en tirant la grille de la barrière opposée, il trouva Faon réveillée, assise contre le mur. Elle avait les traits tirés et le visage calme, et elle passait des doigts ennuyés dans ses boucles abondantes et emmêlées.

Elle leva les yeux sur lui.

— Est-ce que tu as un peigne ?

Il passa la main dans ses cheveux.

— C'est si terrible que ça?

Son sourire était trop triste à son goût, même si sa blague ne valait pas davantage.

— Pas pour toi. Pour moi. En général, j'essaie de me coiffer, sinon ils s'emmêlent, comme maintenant.

— J'en ai un dans ma sacoche, proposa-t-il d'un air ironique. Je crois. Tout au fond. Je ne l'ai pas vu depuis au moins un mois.

— Ça, je veux bien le croire. (Ses yeux se plissèrent un peu, puis redevinrent graves.) Pourquoi ne coiffes-tu pas tes cheveux comme les autres patrouilleurs ?

Il haussa les épaules.

— Je peux faire beaucoup de choses avec une seule main. Me tresser les cheveux n'en fait pas partie.

— Quelqu'un ne pourrait-il pas le faire pour toi ?

Il s'agita.

— Ça ne marche pas si personne n'est là. D'ailleurs, je sollicite assez souvent les faveurs des autres.

Elle parut surprise.

— La réserve de faveurs est-elle si limitée ?

Il cligna les yeux à cette pensée. Alors? Bonne question. Il se demanda si son besoin de se prouver qu'il était capable de se débrouiller seul et de ne pas demander de l'aide - ce qu'on lui avait largement prodigué après sa mutilation - était quelque chose qu'un homme devait dépasser. Les vieilles habitudes ont la vie dure.

— Peut-être pas. Je vais regarder à l'étage, voir ce que je trouve. Reste allongée, toi, ajouta-t-il par-dessus son épaule.

Elle obéit, même si elle fit une grimace.

Il revint avec un peigne en bois qu'il avait trouvé derrière une armoire. Il lui manquait des dents, comme à un vieil homme, mais c'était mieux que rien. Elle se rassit, la pierre chaude mise de côté, un autre signe encourageant.

— Tiens, Etincelle, attrape.

Il lui lança le peigne et l'observa alors qu'elle levait les mains en l'air, surprise, et le manqua.

Elle le regarda avec une curiosité soudaine.

— Pourquoi as-tu crié «Regarde» lorsque tu m'as lancé la pochette ?

Elle est maligne.

— C'est un truc de vieux patrouilleur. Pour les filles - et quelques autres - qui prétendent qu'elles ne savent pas attraper les choses au vol. Souvent, c'est parce qu'elles s'appliquent trop. La main suit l'œil si l'esprit ne l'entrave pas. Si je leur crie d'attraper la balle, ou n'importe quoi, elles la laissent tomber, parce que c'est l'image qu'elles ont dans leur esprit. Si je leur crie de compter les tournoiements, elle leur arrive directement dans la main quand elles ne s'y attendent pas. Et elles me trouvent merveilleux. (Il sourit, et elle fit de même, timidement.) Je ne savais pas si tu avais joué à ce genre de jeux avec tes frères ou pas, alors j'ai choisi la solution la plus sûre. Au cas où ce serait notre seule chance.

Le sourire de Faon se transforma en grimace.

— Je ne connais que le jeu où ils m'ont jetée dans la mare. Ce qui n'était pas tellement drôle en plein hiver.

Elle regarda le peigne d'un drôle d'air, puis commença à démêler l'un des nœuds.

Ses cheveux bouclés et soyeux étaient de la couleur de la nuit, et Dag ne put s'empêcher de penser combien ils devaient être doux au toucher. Une autre raison de souhaiter avoir deux mains. Leur odeur, si proche la nuit dernière, lui revint en mémoire. Peut-être ferait-il mieux de retourner voir le cheval.

 

    * * *

 

En fin d'après-midi, Faon se plaignit pour la première fois d'avoir trop chaud, ce que Dag prit pour un bon signe. Il prétendit à son tour qu'il étouffait, et installa un siège rembourré sur le sol du perron ombragé. Il l'autorisa à faire les quelques pas qui lui permettraient de l'atteindre. Elle s'installa le dos contre le mur, regardant la vive lumière estivale. Les différentes nuances de vert des champs et des bois leur donnaient un aspect faussement paisible. Le cheval paissait tout au bout du pré. Le bâtiment brûlé ne fumait plus. Des vêtements, les siens et ceux de Dag, séchaient sur la barrière au soleil, et Faon se demanda quand il les avait lavés. Le patrouilleur s'assit à sa gauche, étendit les jambes, bascula sa tête en arrière et soupira sous la caresse de la brise légère.

— Je ne sais pas ce qui retient la patrouille, remarqua-t-il après quelques instants, ouvrant les yeux pour regarder le chemin. Ce n'est pas le genre de Mari de se perdre dans les bois. S'ils n'arrivent pas bientôt, il va falloir que j'essaie d'enterrer ces pauvres chiens tout seul. Ils commencent à pourrir.

— Des chiens ?

Il fit un geste d'excuse.

— Les chiens de ferme. Je les ai trouvés derrière la grange hier. Les seuls animaux qui n'ont pas été emportés, apparemment. Je pense qu'ils sont morts en défendant leurs maîtres. Je me suis dit qu'il fallait les enterrer, peut-être quelque part à l'ombre dans les bois. Les chiens devraient aimer ça.

Faon se mordit les lèvres, se demandant pourquoi elle avait soudain envie d'éclater en sanglots alors qu'elle n'avait même pas pleuré pour son propre enfant.

Il baissa les yeux sur elle, son visage soudain embarrassé.

— Chez les Marcheuses du Lac, une perte comme la tienne est une souffrance intime, mais elles ne sont pas seules. Elles ont leur compagnon, peut-être, leurs meilleurs amis, ou leur famille autour d'elle. Et toi, tu es coincée avec moi. (Il baissa la tête nerveusement.) Si tu as besoin de pleurer, crois bien que je ne prendrais pas ça pour un manque de force ou de courage.

Faon secoua la tête, les lèvres serrées, l'air malheureux.

— Est-ce que je devrais pleurer?

— Je ne sais pas. Je ne connais pas les femmes de fermiers.

— Ce n'est pas une question d'être fermière, dit-elle en tendant une main serrée. C'est une question d'être stupide.

Après quelques instants, il dit d'un ton très neutre:

—Tu emploies beaucoup ce terme. Je me demande qui te traitait de la sorte.

— Beaucoup de monde. Parce que c'est vrai.

Elle baissa les yeux, regardant ses genoux où ses mains trituraient le bas de sa robe.

— C'est drôle que je te raconte ça. J'imagine que c'est parce que je ne te connaissais pas avant, et que je ne te reverrai pas.

Cet homme avait enlevé ses horribles caillots de sang, après tout. Avant-hier, cette seule pensée l'aurait fait mourir de honte. Elle se rappela la lutte dans la grotte, l'homme-ours... L'haleine mortelle de l'être malfaisant. Que représentait une simple histoire stupide, comparée à ça?

Cette fois, il se tut pour la laisser parler. Il avait tout son temps. Elle resta silencieuse un long moment. Dans les champs, quelques insectes de début d'été chantaient dans les herbes.

— Je ne voulais pas avoir d'enfant, dit-elle d'une voix plus basse. Je voulais... je voulais autre chose. Et après j'étais tellement effrayée et en colère.

Comme un chasseur cherchant son chemin dans les bois avec précaution, il dit:

— Les coutumes des fermiers sont différentes des nôtres. On entend des chansons et des histoires plutôt horribles. Ta famille... est-ce qu'elle t'a rejetée ? demanda-t-il en fronçant les sourcils, sans que Faon comprenne pourquoi.

Elle secoua vivement la tête.

— Non. Ils se seraient occupés de moi et de l'enfant s'il avait fallu. Je ne leur ai pas dit. Je me suis enfuie.

Il la regarda d'un air surpris.

— D'un endroit sûr ? Je ne comprends pas.

— Je ne savais pas que la route serait si dangereuse. Cette femme de Forgeverre l'a bien fait, après tout. Je me sentais capable de le faire, moi aussi.

Il retroussa les lèvres et regarda le chemin puis demanda, encore plus calmement:

— Est-ce qu'on t'a forcée?

— Non ! Je peux innocenter ce stupide Radieux de ce côté-là, au moins. J'en avais envie - pour être honnête, c'est moi qui le lui ai demandé.

Ses sourcils se relevèrent un peu, comme si ses épaules se libéraient d'une tension.

— Est-ce que les fermiers ont un problème avec ça ? Moi, ça me paraît normal. La femme invite l'homme dans sa tente. Si ce n'est que j'imagine que vous n'avez pas de tente.

— J'aurais bien aimé une tente. Un lit. Quelque chose. C'était au mariage de sa sœur, et nous avons terminé dans le champ derrière la grange, dans le noir, cachés dans le blé nouveau, qui, à mon avis, aurait gagné à être plus haut. J'espérais que ce serait romantique et passionné. En fait, c'était plein de moustiques, on a fait ça vite, en essayant d'échapper à ses amis ivres. Ça m'a fait mal, ce à quoi je m'attendais, mais c'était supportable. Je pensais juste que ce serait... mieux. J'ai eu ce que j'ai demandé, mais pas ce que je voulais.

Il se frotta les lèvres d'un air pensif.

— Qu'est-ce que tu voulais ?

Elle prit une grande inspiration, réfléchissant. Plutôt que de s'agiter inutilement, ce qu'elle avait dû faire chez elle.

— Je crois... Je voulais savoir. Ce qu'un homme et une femme font ensemble - c'était comme une barrière entre moi et une femme adulte, même si j'avais largement l'âge.

— C'est quoi, largement l'âge? demanda-t-il en penchant la tête d'un air curieux.

— Vingt ans, dit-elle avec défiance.

— Oh, dit-il, et même s'il réussit à dissimuler l'amusement dans sa voix, son regard doré scintilla un peu.

Elle aurait pu être ennuyée, mais ses yeux avaient brillé de façon tellement charmante, embellis par ces petites rides au coin de ses yeux. Elle secoua les mains, dépitée, et continua :

— C'était comme un grand secret que tout le monde connaissait à part moi. J'en avais assez d'être la plus jeune, la plus petite, toujours l'enfant. (Elle soupira.) Nous étions un peu saouls, en plus.

Après un silence morose, elle ajouta:

— Il a dit qu'une fille ne pouvait pas tomber enceinte la première fois.

Les sourcils de Dag s'élevèrent encore.

— Et tu l'as cru ? Toi, une fille de la campagne ?

— Je t'ai dit que j'avais été stupide. Je me suis dit que les gens étaient peut-être différents des génisses. Je me suis dit que Radieux en savait peut-être plus que moi. Il ne pouvait guère en savoir moins. Ce n'est pas comme si quelqu'un en avait parlé. A moi, du moins. Et... j'avais mis tant de temps à me décider, je ne voulais pas m'arrêter.

Il se gratta la tête.

— Eh bien, dans mon peuple, on essaie de ne pas être grossiers devant les jeunes, mais nous tenons à les instruire et à être instruits. Parce qu'il y a des risques à entremêler nos essences. Ce que les jeunes couples font toujours. Il n'y a rien de plus embarrassant que de devoir être secouru par tes amis, ou pire, par ta famille, coincé par inadvertance dans une essence. (Devant l'expression ébahie de Faon, il continua.) C'est un peu comme une transe. On se retrouve absorbé l'un dans l'autre, on oublie de se lever, de manger, de se présenter à l'appel... Après quelques heures - ou quelques jours -, les besoins du corps nous séparent. Mais c'est plutôt désagréable. Dans un endroit dangereux, ça peut être risqué d'être inconscient de ce qui nous entoure pendant si longtemps.

— Oh, dit-elle à son tour, en relevant les yeux sur lui. Tu as déjà... ?

— Une fois. Quand j'étais très jeune. (Ses lèvres se plissèrent.) A environ vingt ans. C'est quelque chose qu'on ne laisse pas se reproduire. Nous prenons soin les uns des autres, pour que ce premier enseignement ne tue personne.

Quelques jours ?Je crois que je n ai eu que quelques minutes... Elle secoua la tête, ne sachant pas si elle croyait à cette histoire. Ni si elle la comprenait, d'ailleurs.

— En fait, ce que Radieux a dit à ce moment-là, ce n'est pas ce qui m'a rendue si furieuse. Peut-être qu'il ne savait pas. Même tomber enceinte ne m'a pas mise en colère, j'étais juste effrayée. Alors je suis allée voir Radieux, parce que je pensais qu'il avait le droit de savoir. D'ailleurs, je croyais qu'il avait de l'affection pour moi, ou peut-être même qu'il m'aimait.

Dag avait commencé à dire quelque chose, mais sa dernière remarque l'arrêta. Décontenancé, il lui fit signe de continuer.

— Ça a dû arriver à d'autres fermières. Que font les gens dans ce cas-là ?

Faon haussa les épaules.

— En général, ils se marient. Un peu à la hâte. Les deux familles se réunissent et font bonne figure, et les choses suivent leur cours. Je veux dire, si aucun des deux n'est déjà marié. S'il l'est déjà, ou elle, j'imagine que les choses se compliquent. Mais je ne pensais pas... Je veux dire, j'avais trouvé la force la première fois, je pensais faire pareil la deuxième.

 Mais quand je l'ai dit à Radieux... ce n'était pas ce que j'attendais. Je ne pensais pas qu'il serait ravi, mais je croyais qu'il l'accepterait. Après tout, moi, je n'avais pas le choix. Mais (elle prit une profonde inspiration) il semble qu'il avait d'autres projets. Ses parents l'avaient fiancé à la fille d'un homme dont les terres jouxtaient les leurs. Ai-je précisé que la famille de Radieux possédait beaucoup de terrain? Et il est fils unique, et elle fille unique, et c'était prévu depuis des années. Alors j'ai demandé pourquoi il ne me l'avait pas dit plus tôt, et il a répondu que tout le monde était au courant. Pourquoi aurait-il dû le dire, puisque je m'étais donnée à lui sans rien demander, ce sur quoi il avait raison. Mais le fait était qu'il y avait désormais ce bébé, et que ça allait finir par se savoir. Nos parents feraient sûrement en sorte qu'on soit ensemble. Il a dit que non, pas les siens, parce que je n'avais pas de terres. Il a ajouté qu'il demanderait à trois de ses amis de raconter qu'ils m'avaient eue cette nuit-là aussi, et qu'il s'en sortirait.

Elle finit cette phrase à toute vitesse, le visage rouge. Elle jeta un coup d'œil à Dag, qui regardait le chemin avec un visage étrangement vide mais ses dents serrées contre sa lèvre inférieure.

— Et à ce moment-là, j'ai décidé que ça m'était égal d'être enceinte de jumeaux. Je ne me marierais avec cet imbécile de Radieux pour rien au monde.

Elle releva le menton avec un air de défi.

— Bien! dit Dag, ce qui l'étonna.

Elle le regarda.

— Je me demandais que faire de lui, dans toute cette histoire. Maintenant, je pense qu'une peau de tambour serait parfaite. Je n'ai jamais tanné une peau humaine, tu sais, mais ça ne doit pas être bien dur.

Il cligna joyeusement des yeux. Un rire spontané s'échappa des lèvres de Faon.

— Merci!

— Attends ! Je n'ai encore rien fait !

— Non, merci de l'avoir dit.

Ce n'était qu'une blague, n'est-ce pas? Elle repensa aux corps allongés dans son sillage la veille et soudain elle n'en fut plus aussi certaine. Les Marcheurs du Lac, après tout...

— Ne le fais pas pour de vrai.

— Quelqu'un devrait bien s'en charger, pourtant.

Il frotta son menton hirsute qui devait le démanger, et elle se demanda si se raser était l'une des choses qu'il ne faisait pas avec une seule main, ou si c'était juste que son rasoir était au fond de sa sacoche avec son peigne.

— C'est différent pour nous, continua-t-il. D'abord, on ne peut pas mentir sur de telles choses. Ça se voit dans ton essence, déjà. Ce qui ne veut pas dire que mon peuple ne trouve pas d'autre moyen de se disputer et de se rendre malheureux. (Il hésita.) Je comprends pourquoi sa famille aurait choisi de croire son mensonge, mais qu'aurait fait la tienne ? Est-ce pour ça que tu t'es enfuie ?

Elle serra les lèvres, mais réussit à hausser les épaules.

— Sans doute pas. Ce n'était pas exactement ça. Mais j'aurais été diminuée. Pour toujours. J'aurais toujours été celle qui... qui avait été complètement stupide. Et si j'avais encore baissé dans leur estime, je pense qu'ils auraient fini par m'ignorer totalement. J'imagine que ça n'a aucun sens pour toi.

— Eh bien, non, dit-il lentement. Ou bien si, si j'élargis cela au fait de vivre, tout simplement. Ça me fait penser à un patrouilleur pas si jeune que ça, qui a remué ciel et terre pour réintégrer sa patrouille, faisant valoir que dans les camps, beaucoup de tâches nécessaires pouvaient s'effectuer avec une seule main. Ses motivations n'étaient pas très sensées non plus, à l'époque.

— Hum, fit-elle en lui jetant un regard en biais. Je pensais que j'arriverais à me débrouiller avec un bébé, s'il le fallait. Mais me débrouiller avec ce stupide Radieux et avec ma famille qui me paraissait impossible.

Avec exactement le même ton distant qu'il avait pris pour s'enquérir de Radieux et du viol, il demanda :

— Ta famille était... cruelle avec toi ?

Faon le regarda d'un air stupéfait, essayant de deviner ce qu'il s'imaginait. Des coups de fouet? L'enfermement avec seulement du pain et de l'eau ? Cette idée était aussi calomnieuse envers ses pauvres parents débordés et sa chère tante Futée que ce que Radieux avait menacé de dire. Elle se redressa, indignée et mortifiée.

— Non! (Après un moment de réflexion, elle nuança son propos.) Enfin, mes frères peuvent être une vraie calamité. Du moins quand ils remarquent mon existence.

Justice étant faite, elle revint à l'idée déprimante que quelque chose n'allait pas chez elle. Ce qui était sans doute le cas.

— Les frères sont comme ça, parfois. Alors, tu pourrais rentrer chez toi maintenant? Puisqu'il n'y a plus de... (il allait dire « bébé», mais se rattrapa) d'obstacle.

— Je suppose, dit-elle d'un air morose.

Il fronça les sourcils.

— Attends. Tu as laissé un mot, ou tu t'es juste enfuie comme ça?

— Je me suis enfuie, plus ou moins. Je veux dire, je n'ai rien écrit. Mais je me suis dit qu'ils verraient que j'avais pris quelques affaires. S'ils y regardaient de près.

— Ils doivent être fous d'inquiétude. Ils doivent penser que tu es blessée. Ou morte. Ou enlevée par des bandits. Ou que sais-je, noyée, tombée dans un piège. Tu ne penses pas que ce stu... que Radieux aura tout avoué pour aider aux recherches ?

Faon fronça le nez d'un air dubitatif.

— Ce n'est pas ce que j'ai imaginé.

Pas de la part de Radieux, en tout cas. Désormais soulagée de la panique créée par sa grossesse, elle repensa à la situation déroutante qu'elle avait certainement laissée derrière elle à Bleu-Ouest, et elle se sentit coupable.

— Ils doivent te chercher, Etincelle. C'est ce que je ferais, si j'étais ton...

Il ravala brutalement le mot qu'il s'apprêtait à dire, quel qu'il soit. Le mâchonna et l'avala, aussi, comme s'il doutait de son goût.

— Je ne sais pas, dit-elle, mal à l'aise. Peut-être que si je revenais maintenant, cet idiot de Radieux penserait que j'ai menti. Pour le piéger. Pour sa ferme stupide.

— Tu te soucies de ce qu'il pense ? Par rapport à ce que pense ta famille?

Elle se voûta.

— A une époque, je m'en souciais beaucoup. Il me semblait... il me fascinait. Je le trouvais très beau. (Rétrospectivement, le visage de Radieux lui paraissait rond et fade, et ses yeux bien trop ternes.) Grand... (En fait, il était petit, décida-t-elle. Il était aussi grand que ses frères. Qui arrivaient peut-être au menton de Dag.) Il avait un bon cheval. (Enfin, c'est ce qu'elle croyait avant d'avoir vu les bêtes aux longues jambes que montaient les patrouilleurs. Radieux avait exhibé son cheval, le faisant avancer de biais et à grands pas, prétendant que c'était un cheval indomptable et que seul un expert oserait le monter. Les patrouilleurs montaient avec une assurance si tranquille qu'on ne remarquait même pas comment ils s'y prenaient.) Tu sais, c'est étrange. Plus je m'éloigne de lui, plus il semble... rétrécir.

Dag sourit calmement.

— Il ne rétrécit pas. C'est toi qui grandis, Etincelle. J'ai vu des progressions semblables, chez les jeunes patrouilleurs. Ils mûrissent vite, parfois, lorsqu'ils doivent être forts ou surmonter une épreuve. Il faut faire quelques ajustements ensuite, sois prévenue. Comme lorsque tu prends vingt centimètres dans l'année et que plus rien ne te va.

Elle supposa qu'il avait de quoi étayer ses dires.

— C'était ce que je voulais. Etre adulte, exister vraiment, compter.

— Ça a marché, dit-il, de façon détournée.

— Oui, murmura-t-elle. (Et puis, soudain, le bel édifice s'effondra.) Ça fait mal.

— Oui, dit-il simplement en mettant son bras autour de ses épaules et en la serrant contre lui, parce qu'elle n'avait pas versé une larme la nuit précédente ni ce jour-là, mais qu'elle pleurait désormais.

 

   

* * *

   

Dag observa le sommet du crâne de Faon. C'était tout ce qu'il voyait alors qu'elle enfonçait son visage contre son torse et se laissait aller au chagrin. Même maintenant, elle étouffait ses sanglots, ce qui la faisait frissonner. Il sut avec certitude qu'elle avait besoin de se laisser aller afin de faire disparaître cette tension qui étouffait son essence. S'il avait dû trouver les mots pour le lui expliquer, il aurait dit que les larmes versées aidaient les déchirements intérieurs à se refermer, mais il n'était pas sûr qu'elle comprenne. Le chagrin et la rage. Il y avait là une érosion de l'esprit qui remontait à plus loin que la mort de son enfant assassinée par l'être malfaisant.

Son instinct lui soufflait de la laisser pleurer, mais après un moment son inquiétude se réveilla lorsqu'elle mit ses mains sur son ventre une nouvelle fois, signe que la souffrance physique revenait.

— Doucement, murmura-t-il en la serrant de son bras valide. Doucement. Ne te rends pas malade. Tu veux ta pierre chaude ?

Elle s'agrippa à sa manche.

— Non, marmonna-t-elle. (Elle releva brièvement son visage marbré de blanc et rose là où il n'y avait pas de bleus.) J'ai trop chaud.

— D'accord.

Elle baissa à nouveau la tête, réussissant à contrôler sa respiration, mais la tension dans son corps ne se relâcha pas.

Il se demanda si le fait d'avoir abandonné sa famille sans un mot était si épouvantable, ou si elle ne lui avait pas tout dit. Mais une fois encore, il venait d'un peuple où chacun était attentif aux autres, des couples liés à une patrouille, elle-même associée à une compagnie et ainsi de suite dans un réseau bien rodé. Je partirais à ta recherche, Etincelle, si j 'étais ton - et à ce moment-là sa langue avait hésité entre deux termes, aussi perturbants l'un que l'autre: père ou amant. Laisse tomber. Tu n'es ni l'un ni l'autre, vieux patrouilleur. Mais il était son seul partenaire ici.

Il baissa les lèvres jusqu'à son oreille, nichée entre ses boucles noires, et murmura :

— Pense à quelque chose de magnifiquement inutile.

Elle releva la tête et renifla, confuse.

— Quoi?

— Il y a de nombreuses choses absurdes dans le monde, mais toutes ne sont pas tristes. Parfois - à mon avis - ça peut aider de se souvenir des choses gaies. Tout le monde connaît la lumière, même si on l'oublie quand on est dans le noir. Quelque chose (il chercha un terme qu'elle comprendrait) que tout le monde trouve stupide, mais que toi tu trouves merveilleux.

Elle resta immobile contre lui pendant un long moment, et il s'apprêtait à marmonner une autre explication, ou bien à abandonner cette tentative complètement idiote, lorsqu'elle dit:

— Le laiteron.

— Hum ? demanda-t-il en la serrant contre lui pour l'encourager et éviter qu'elle ne prenne cette interrogation pour une objection.

— Le laiteron. Ce n'est qu'une mauvaise herbe, et nous devons l'arracher du jardin et des champs, mais je trouve que le parfum de ses fleurs est plus agréable que celui des roses grimpantes de ma tante, qu'elle taille et soigne tout le temps. Plus doux que celui des lilas. Personne ne trouve que ces fleurs sont jolies, mais elles le sont, si on les regarde de près. Roses et complexes. Comme des carottes sauvages, dodues et timides, comme une poignée de minuscules étoiles. Et ce parfum, je pourrais le respirer... (Elle se détendit un peu, se détachant de sa douleur, poursuivant sa vision.) À l'automne, il fait des cosses, toutes ridées et laides, mais quand on les ouvre, une soie magnifique s'en échappe. Les insectes des laiterons en font des maisons et des garde-manger. Ce ne sont pas des insectes nuisibles. Ils ne mordent pas, ils ne mangent rien d'autre. Ils ont des ailes orange vif avec des bandes noires, et des pattes noires et brillantes... Ça chatouille, quand ils rampent sur ta main. Pendant un temps, j'en gardais quelques-uns dans une boîte. Je leur donnais des graines de laiteron, et je les faisais boire sur un tissu humide. (Le sourire qui était né sur ses lèvres disparut à nouveau.) Jusqu'à ce qu'un de mes frères ne renverse ma boîte, et que maman m'oblige à les jeter. C'était l'hiver à ce moment-là.

— Humm.

Eh bien, ça avait fonctionné, jusqu'à ce qu'elle arrive à la fin. D'ailleurs, son corps se détendait, et les derniers tremblements s'espaçaient.

— A ton tour, dit-elle, à sa grande surprise.

Elle appuya sur son torse avec un doigt soudain déterminé.

— Je t'ai parlé de ma chose inutile, maintenant c'est à toi.

— Ça me paraît juste, admit-il. Mais je ne pense...

Et soudain il trouva. Oh! Il resta silencieux quelques instants.

— Je n'ai pas repensé à ça depuis des années. Il existe un endroit où nous allions - où nous allons toujours, d'ailleurs - chaque été et chaque automne. C'est un camp de rassemblement, au lac Hickory, à environ deux cent cinquante kilomètres au nord-est d'ici. On y trouve des noix, des baies de sureau et une sorte de racine de nénuphar, qui est un de nos produits de base, qu'on récolte et qu'on plante en une même opération. Les Marcheurs du Lac sont aussi des fermiers, à leur manière, Etincelle. Une grande partie du travail se fait dans l'eau, mais c'est amusant, quand on est un enfant qui aime nager. Je peux peut-être te montrer... Enfin. J'avais, oh... peut-être huit ou neuf ans, et on m'avait envoyé dans une barque chercher des baies sur le rivage, derrière les îles. Je ne me souviens plus pourquoi j'étais tout seul ce jour-là. Le lac Hickory s'assoit sur un sol argileux qui a tendance à être boueux et marron la plupart du temps, mais dans les canaux tranquilles, l'eau est d'une clarté magnifique.

Je voyais le fond, l'eau était claire comme du cristal de Forgeverre. Les herbes aquatiques s'enroulaient les unes autour des autres comme des plumes vertes ondulées. Et à la surface flottaient ces feuilles de nénuphar, mais pas ceux dont nous mangeons les racines. Sauvages, sans utilité précise, elles poussaient simplement là, sans doute depuis une époque où les Marcheurs du Lac n'existaient même pas. D'un vert profond, avec une bordure rouge et de fines lignes rouges courant le long de la tige dans l'eau. Et leurs fleurs venaient juste de s'ouvrir, et elles flottaient là comme des rayons de soleil, aussi blanches que... que rien de ce que j'avais pu voir auparavant, leurs pétales translucides veinés comme les ailes laiteuses des libellules, scintillantes à la lumière et reflétant l'eau. Avec un cœur doré, lumineux et poudré, comme s'il y avait eu des fleurs à l'intérieur de la fleur, dans une sorte de spirale éternelle. J'aurais dû être en train de ramasser des baies, mais je suis resté penché par-dessus bord à les regarder, pendant une heure peut-être. A regarder l'eau et la lumière danser autour d'elles, célébrant leur beauté. Je ne pouvais les quitter des yeux. (Sa respiration se fit soudain difficile.) Plus tard, dans des endroits arides, le souvenir de cette heure m'a donné le courage d'avancer.

Une petite main hésitante se leva et toucha son visage, craintive. Elle suivit de son doigt le sillon laissé par les larmes sur ses joues.

— Pourquoi pleures-tu ?

Plusieurs réponses lui traversèrent l'esprit : Je ne pleure pas, ou je ne fais que subir les répercussions de ton essence, ou je dois être plus fatigué que je le pensais. Deux d'entre elles étaient sans doute vraies. Mais il parvint à exprimer la vérité.

— Parce que j'avais oublié les nénuphars.

Il posa les lèvres sur le dessus de sa tête, laissant son odeur s'insinuer dans son nez et sa bouche.

— Et tu m'as fait m'en souvenir.

— Est-ce que ça fait mal ?

— Dans un sens, oui. Mais dans le bon sens.

Elle se recroquevilla, pensive, l'oreille appuyée contre son torse.

— Hum?

Le parfum de ses cheveux lui rappelait à la fois celui du foin coupé et du pain frais, sans être vraiment ni l'un ni l'autre, mélangé avec l'exhalaison de son corps doux et chaud. De fines gouttelettes de transpiration brillaient sur sa lèvre supérieure dans la chaleur de l'après-midi. L'idée de lécher la moiteur de son visage et d'explorer longuement le goût de sa bouche lui traversa l'esprit. Il fut soudain ardemment conscient de son bras autour de la jeune femme. Et combien l'intimité de cet instant semblait réchauffer son bas-ventre.

Si tu as encore un cerveau, vieux patrouilleur, laisse-la partir. Maintenant. Ce n'était ni le bon endroit, ni le bon moment. Ni la bonne partenaire. Il avait trop ouvert son InnéSens au contact du sien. C'était très dangereux. En fait, pour faire la liste de tout ce qui n'allait pas dans ce désir, il aurait fallu qu'il reste là, à la tenir enlacée pendant toute une heure, ce qui serait une erreur. Une terrible erreur. Il prit une profonde inspiration et leva son bras à contrecœur, le retirant malgré lui de ses épaules tièdes. Elle eut un gémissement déçu et se releva, clignant des yeux d'un air ensommeillé.

— Il fait de plus en plus chaud, dit-il. Il vaudrait mieux que je m'occupe de ces chiens.

La main de Faon s'attarda sur sa chemise, retombant lorsqu'il se mit debout en faisant craquer ses articulations.

— Ça va aller, si tu restes ici à te reposer un peu ? Non, ne te lève pas...

— Apporte-moi le panier à couture, alors. Et ta chemise sur la barrière, si elle est sèche. Je n'ai pas l'habitude de rester assise sans rien faire.

— Ce ne sont pas tes vêtements.

— Ce n'est ni ma maison, ni ma nourriture, ni mon eau, ni mon lit, dit-elle en repoussant les boucles devant ses yeux.

— Ils te sont redevables pour l'être malfaisant, Etincelle. Cette ferme et tout ce qu'il y a à l'intérieur.

Elle remua les doigts et le regarda d'un air sévère qui l'attendrit.

— Très bien. Le panier. Mais ne va pas t'agiter pendant que je ne suis pas là, tu m'entends ?

— L'hémorragie a vraiment ralenti, dit-elle. Peut-être qu'elle s'arrêtera bientôt.

— Je l'espère.

Il acquiesça d'un hochement de tête et rentra chercher le panier.

    * * *

Faon regarda Dag s'éloigner derrière la grange et baissa les yeux sur sa chemise déchirée. Puis elle inspecta le panier à la recherche de tâches simples qu'elle pourrait réussir. C'était délicat de vouloir continuer la besogne d'une autre femme, mais les vêtements les plus abîmés et déchirés ne risquaient pas grand-chose. Cette robe tachée de petite fille, par exemple... Elle se demanda combien de personnes avaient vécu ici et où elles étaient parties. Cela la perturbait de penser qu'elle raccommodait peut-être les vêtements de quelqu'un qui n'était plus en vie.

Environ une heure plus tard, Dag réapparut. Il s'arrêta près du puits et arracha sa chemise sale et étriquée pour la laver une nouvelle fois avec un morceau de savon brun. Elle en déduisit que l'enterrement avait dû être une tâche pénible, répugnante et malodorante. Elle n'arrivait pas à imaginer comment il avait pu se débrouiller pour creuser avec une seule main, sinon en ayant procédé lentement. Il n'eut aucun mal à hisser le seau hors du puits et à le vider dans l'abreuvoir. Il finit par plonger la tête dedans et s'ébrouer comme un chien. Il n'avait rien pour se sécher, mais l'humidité rafraîchissante sur sa peau devait être la bienvenue. Elle s'imagina lui séchant le dos, ses doigts glissant sur ses longs muscles. En parlant de s'occuper les mains... Ça n'avait pas semblé le déranger qu'elle lui lave la main la veille, mais c'était pour des raisons médicales. Elle avait aimé la forme de sa main, ses doigts longs, ses ongles coupés court, sa force.

Il s'assit sur le perron, acceptant sa chemise avec un sourire de remerciement, la remit et en remonta les manches. Le soleil descendait vers le sommet des arbres, à l'ouest, là où le chemin disparaissait dans les bois. Il s'étira.

— Tu as faim, Etincelle ? Il faut que tu manges.

— Un peu, dit-elle en repoussant le panier à couture sur le côté. Toi aussi, tu devrais manger.

Peut-être pourrait-elle s'asseoir à table et l'aider à préparer le repas, cette fois.

Il se redressa subitement, les yeux rivés sur le chemin. Une minute plus tard, le cheval à l'autre bout du champ releva la tête, les oreilles dressées.

Un instant après, un groupe disparate émergea d'entre les arbres.

Il compta quatre hommes, l'un montant un cheval de trait, les autres à pied, quelques vaches attachées à une corde, et une demi-douzaine de moutons bêlants qu'un grand gars armé d'un bâton maintenait groupés à l'aide d'un chapelet de menaces...

— On dirait que certains reviennent chez eux, dit Dag. (Il plissa les yeux, mais ne vit aucune autre silhouette sortir des bois.) Aucun patrouilleur dans le coin. Nom d'un chien!

Silencieux, sans quitter des yeux les hommes et les animaux au loin, il baissa sa manche gauche et la laissa pendre sur son moignon. Mais pas la manche droite, remarqua Faon. Tout amusement disparut de son visage osseux, de nouveau fermé et attentif.